Le nouvel album du groupe touareg Tinariwen aurait pu s’intituler Exile on Main Street. Sauf que d’autres y ont pensé avant eux. Il aurait pu s’appeler A la recherche du pays perdu...Sauf que c’est un chouïa proustien pour des musiciens qui globalement ont grandi entre rocaille et dunes de sables, au milieu des troupeaux de chèvres et des caravanes de chameaux. Pourtant l’idée est là. Le douloureux paradoxe aussi, sachant qu’à mesure que Tinariwen parcourait le monde à la faveur de tournées triomphales (160 concerts ces trois dernières années), agrandissait son audience sur les cinq continents, devenait l’un des derniers phénomènes musicaux de calibre universel, les frontières autour d’eux se fermaient à double tour, obligeant nos tamasheqs (touaregs) à s’exiler pour réaliser ce qui est aujourd’hui leur 8ème album. Leur chère contrée de l’Adrar des Ifoghas, massif saharien situé à cheval entre nord Mali et sud algérien dont ils sont originaires, s’est en effet transformé depuis 5 ans en une zone de conflit où l’on ne s’aventure plus sans danger, où des Seigneurs de la guerre, qu’ils se consacrent au djihad ou s’adonnent aux trafics, et parfois aux deux en même temps, mettent en péril toute activité susceptible de contrevenir à leurs principes ou d’échapper à leur main mise. Si bien que tout en évoquant leur désert chéri, les 12 chansons de ce nouveau disque ont été enregistrées loin de celui ci avec, conséquence directe de cet éloignement à un moment où la situation politique, militaire et humanitaire de la région n’a jamais été aussi critique, une sensibilité et une émotion n’ayant jamais été aussi vives.

En Octobre 2014, profitant de quelques jours off au milieu d’une tournée américaine au long cours, le groupe fait étape aux studios Rancho de la Luna situés dans le parc national californien de Joshua Tree. Ce lieu est devenu l’un des refuges préférés de la tribu rock tendance stoner. Les Queens of The Stone Age de Josh Homme en ont fait leur ruche. Et depuis, de PJ Harvey aux Foo Fighters, d’Iggy Pop aux Arctic Monkeys, tant la console du studio que les fourneaux de la cuisine n’ont guère eut le temps de refroidir. Pour les Tinariwen, la situation géographique du studio- en plein désert, perdu dans cette immense et minérale horizontalité où l’homme est rappelé à une insignifiance qui au final ne peut que le tuer ou le sublimer- se révèle particulièrement propice à la création. Quant au climat humain, il se montre tout aussi favorable. Au fur et à mesure que les séances se déroulent, des musiciens habitués des lieux viennent se mêler à ce boogie d’avant l’ère industrielle venu de ces confins où seules cristallisent les passions métaphysiques essentielles de l’espace et du temps. C’est le cas de Matt Sweeney, fan déclaré du groupe, guitariste à pedigree ayant joué avec Johnny Cash, Bonnie Prince Billy et Cat Power. Ancien membre du duo War On Drugs, aujourd’hui fer de lance d’un courant noisy indie folk, Kurt Vile participe aussi aux débats. De même qu’Alan Johannes, multi instrumentiste, ingénieur du son et producteur des premiers albums de Queens of The Stone Age, groupe dont Mark Lanegan, autre guest sur l’album, a été l’un des chanteurs. Vu sous cet angle, on pouvait s’attendre à quelque chose de heavy, les guitares américaines venant au renfort des guitares ishumars (nom du style musical dont Tinariwen est le précurseur) d’Ibrahim, Abdallah, Hassane et El Aga. Et en effet, les amateurs de ces riffs sensuels et abrasifs qui sont la signature du groupe ne seront pas déçus. Mais seront aussi comblés ceux qui aiment son côté funky et dansant dont sont responsables le bassiste Eyadou et le percussionniste Sarid, véritable machine rythmique à l’instar du couple Sly & Robbie. Un potentiel qu’Andrew Schepps qui a mixé l’album après avoir travaillé avec Jay Z et Red Hot Chili Peppers, a su exploiter à merveille.

Déjà en 2011 pour l’album Tassili réalisé en plein Sahara assistait on à l’heureuse rencontre entre tamasheqs et rockers avec la participation de membres de Wilco et de TV On The Radio. Comme si ces musiciens issus du monde de la haute technologie, de la civilisation des loisirs et du divertissement, cherchaient à remagnétiser leur démarche au contact d’artistes réduits à l’essentiel et porteurs d’un destin à part. En cela Ibrahim et sa tribu redonnent du sens à une activité désormais en partie vidée de tout contenu existentiel. Dans un environnement culturel gagné par le négligeable et le superficiel, les membres de Tinariwen fascinent parce qu’ils incarnent une rupture salutaire, qu’ils font figurent d’ultimes héros au milieu d’une armée de pantins désincarnés. Du reste à M’Hamid El Ghizlane, ce sont des héros pour de vrai. A tel point que les jeunes du coin reprennent leurs chansons comme ailleurs on reprend les Rolling Stones ou Led Zeppelin. C’est là, dans cette oasis du sud marocain proche de la frontière algérienne, que le groupe a bivouaqué pendant trois semaines en Mars 2016 afin d’enregistrer le reste de ce 8ème album, accompagné ici et là par certains des jeunes musiciens en question ou par une Ganga locale (ganga : groupe de gnaouas berbères). Ainsi achevé l’album s’appelle donc Elwan (Les Eléphants) et non Exile On main Street bien qu’il appartienne à la catégorie des road records.

Il est des road records comme des road movies. Dans le cinéma américain, le road movie procède toujours de la même manière. Des personnages vont d’un point à un autre en quête d’une vérité, d’un futur porteur de révélation. Mais au bout du compte, ils finissent par rejoindre leur propre passé, leur origine. Il s’agit bien sur d’un impossible retour car ce passé fondateur a été irrémédiablement effacé. Il en va de même pour ce disque, très puissant musicalement et très poignant humainement, où toutes les chansons évoquent un pays désormais introuvable, un monde perdu, avec ce que cela recouvre comme gamme de sentiments, entre la nostalgie d’un passé heureux et le tragique de la perte d’un territoire et du rêve qu’il nourrissait. Ce sentiment de perte absolue certaines chansons d’Ibrahim en portent la morsure comme Imidiwàn n-àkall-in (Amis de Chez moi), Hayati (Ma Vie) ou Ténéré Takhal (Qu’est devenu le Ténéré. Ténéré : désert). C’est dans cette dernière qu’apparaissent les fameux éléphants du titre, métaphore animale pour parler de ceux, milices ou consortiums, qui ont tout détruit sur leur passage, la bienveillance, le respect, la solidarité, les traditions ancestrales, valeurs essentielles dans ce désert où les équilibres humains et ceux répondant de l’éco système sont extrêmement fragiles. Mais les compositions d’Abdallah comme Sastanàqqàm (Je te Questionne) ou celle de Hassane, le bouleversant Ittus (Notre Objectif), rendent compte elles aussi d’un même sentiment désemparé. Jusqu’à ce Nànnuflày (Comblé) signé Eyadou, l’un des « gamins » du groupe, venant faire écho à ce constat de crise absolue. Reste qu’entre la fatigue des anciens combattants de la rébellion touarègue des années 90 ( Ibrahim, Hassane, Abdallah) et le dynamisme des jeunes encore en devenir ( Eyadou, Elaga, Sarid, Sadam) se produit un formidable mélange. La rencontre de deux générations au sein d’une même formation est relativement rare dans le monde de la musique actuelle. Au sein de Tinariwen cela tend à célébrer avec plus de force encore cette capacité qu’à la musique de rendre attrayante et belle une expérience aussi intense et cruelle que l’exil qui finirait par détruire ceux qui la vivent si ce soulagement esthétique n’existait pas. Francis Dordor